ALICE REWALD

Entretien avec Roseline Granet

1983

 

Les masques de Roseline Granet

La première sculpture monumentale de Roseline Granet est une pièce mouvementée et fougueuse où l’attrait de la tradition s’enlace au désir de la dépasser. Cette entrée en matière vigoureuse, exécutée en 1962, a été suivie par une série d’œuvres d’inspirations variées. les unes, de petite taille, sont des instantanés de scènes prises sur le vif, imprimées avec beaucoup de virtuosité dans la cire, la terre cuite ou le bronze : un joueur de violoncelle, un personnage dans un fauteuil, un orchestre en répétition.

Les autres sont des figures monumentales, fantasques, qui participent à une intrigue momentanément suspendue. Moitié personnages, moitié masques, ces grandes figures expectantes de L’opéra silencieux (1974), La conversation s’arrête là (1971), ou Le banquet (1979), ont dans leur extravagance une grande force de conviction. On leur prête inconsciemment une subjectivité humaine parce qu’elles paraissent incarner une expérience intime de la vie et de la mort.

Roseline Granet expose cette fois ci une douzaine de bozzetti, quinze petits bronzes, un lustre et des dessins en même temps qu’un groupe de douze grandes figures posées sur de hauts socles qu’elle appelle « les Statues »

Vos statues sont-elles faites pour être placées contre un mur ou dans une niche , comme autrefois, afin de préserver l’illusion du volume ?

— Non, rendre le volume ne m’intéresse pas. L’absence, le creux est plus proche de ce que je veux, cela contribue à souligner l’illusion.

Il me semble que vos statues évoquent le 18ème siècle, par leurs attitudes et par les drapés.

— L’hiver dernier, j’ai vu l’exposition du Baroque dans les églises de Bohème qui m’a beaucoup impressionnée. Ces sculptures qui obligent à lever la tête ont sans doute réveillé le désir que j’avais depuis longtemps de faire des sculptures suspendues. Et le dix huitième siècle fait totalement partie de mon enfance. J’ai passé quatre années merveilleuses dans le château d’une de mes tantes en Normandie où tout était 18ème. C’était pendant la guerre, la propriété était un peu délabrée, mais tout y était beau, depuis les miroirs jusqu’aux jardins. Je crois que c’était le moment le plus marquant de ma vie.

— Ces réminiscences classiques contrastent énormément avec votre facture très contemporaine. Est-ce qu’elles ont une signification précise ?

— Non, les statues ne sont chargées d’aucun message spécifique. La sculpture pour moi est un ensemble de problèmes plastiques. Ce n’est pas un discours logique.

— Est-ce qu’elles correspondent au résultat que vous cherchez ?

— Je ne sais pas. Je ne pense pas vraiment au résultat quand je travaille. Je suis souvent surprise moi aussi. Je commence une sculpture simplement pour satisfaire le désir de mes mains : je mets un peu de plâtre sur une armature, et puis un geste mène à l’autre, tout naturellement. Ce qui m’importe, ce qui me plait vraiment, c’est l’enthousiasme, la ferveur, parfois la frénésie que j’éprouve en travaillant.

— Et le contenu ? 

— L’art n’a ni contenu, ni destinée pour moi. Je crois que j’aime simplement le travail. Mon véritable plaisir est dans l’exécution: c’est le bonheur de faire, de créer que j’aimerais faire passer dans ma sculpture. Communiquer le plaisir et la vitalité avec des formes.
Ce sentiment de plaisir me donne une très grande liberté. Je change constamment de matériaux, je vais du plâtre à la terre et à la cire. Je change d’échelle. Je laisse les grandes pièces pour en faire des petites. Je fais des personnages isolés ou des groupes. Et quand je ne travaille pas dans mon atelier, je fais des dessins, des pastels et des gravures.

— Vous n’avez aucun problème technique ?

— Si, bien sûr. J’en ai parfois. Alors il m’arrive de faire et de défaire interminablement. Je m’accroche à un détail que je change inlassablement sans parvenir à rien améliorer pendant longtemps, un peu comme dans un cauchemar.

Mais c’est l’exception

— Oui. Dès le début j’ai pris l’habitude de travailler vite. Quand mes enfants étaient petits je disposais de tranches de 4 heures et je tâchais toujours de terminer ce que j’avais entrepris. C’est une discipline que j’ai conservée.

Avez vous commencé la sculpture très jeune ?

— Oui j’ai en même temps fait des études universitaires, une licence d’anglais. C’est quand j’étais à New York que j’ai commencé à suivre des cours de dessin et de peinture à l’Art Student’s league . De retour à paris je suis allée à la Grande Chaumière, mais je faisais de la peinture à ce moment là. C’est Vieira da Silva qui m’a conseillé d’essayer la sculpture. Alors je suis rentrée dans l’atelier de Zadkine.

Vous exposez régulièrement depuis 1974. J’ai l’impression que votre sculpture a changé cette année ?

— Je ne crois pas. Ma démarche est toujours la même. J’essaie de me rapprocher d’une mémoire très ancienne que je sens exister en moi, et mes sculptures sont comme ces témoins que l’on pose en architecture pour savoir si quelque chose a bougé. La sculpture pour moi est une façon de rester à l’écoute de mes sensations, à l’écoute de l’irrationnel.
Là tout est mouvant et il est bien possible que certaines formes se soient modifiées. Ainsi je me suis aperçue que les feuilles que j’utilisais pour des raisons plastiques ont disparu. Mais cela s’est passé comme pour un arbre : elles sont tombées sans que je le veuille vraiment.

Vous ne travaillez donc pas dans un but précis, pour le succès ou la gloire future ?

— Non. Une des lectures qui m’a le plus frappée est celle des lettres de Van Gogh, que j’ai lues très jeune. Il est impossible après cette expérience de penser au succès. De plus la sculpture pour moi est obscurément liée à l’idée de la mort.

— La sculpture comme vous l’entendez ne vous parait elle pas terriblement narcissique ?

— Peut être mais c’est inévitable. Et c’est pourquoi j’aime beaucoup exposer. Le regard des autres est très important. Il est souvent très perspicace, très juste, malgré les inévitables malentendus, lorsque les gens s’évertuent, par exemple, à décoder vos œuvres avec de mauvaises grilles.
Mais il est bon de voir les sculptures qui sont nées et ont vécu dans un certain espace prendre une autre existence dans un lieu différent. Alors on se rend compte si elles tiennent ou non. Et puis les expositions rythment mon travail. Il y a un avant et un après. Est ce que l’exposition changera mon approche et mes sensations ? Ou bien est ce que je rentrerai simplement dans mon atelier pour continuer comme avant ? Ma dernière exposition m’a apporté des commandes qui m’ont occupée pendant 2 ans.

— Quel serait aujourd’hui votre plus grand désir d’artiste ?

— Mon rêve serait d’avoir à remplir de sculptures les salles gigantesques d’un palais qui ne se combleraient jamais. Le plâtre étant périssable, les sculptures s’effriteraient au fur et à mesure . Ainsi j’aurais la certitude de devoir constamment travailler sans aucun problème d’espace.

La sculpture de Roseline Granet fait sentir sous les choses qu’elle dit celles qu’elle ne dit pas. Et l’on soupçonne que ses grandes figures s’apparentent aux masques rituels derrière lesquels le vivant mène le combat contre la mort.