ANDRÉ FERMIGIER

Le Monde · 1980

 

Les Mystères de Meudon

C’est une grande belle femme aux fortes mains, à la voix très douce. Cette douceur est celle de sa discrétion, de sa réserve: elle ne cherche pas à plaire ni à convaincre et, après quelques mots sur son passage dans l’atelier de Zadkine, sa découverte de Delahaye, Meudon où elle travaille et vit, c’est à l’œuvre de parler, à vous d’entrer dans ce monde de spectres feuillus, de masques furtifs qui vous accueillent avec la bienveillance lointaine des gens occupés à de grandes et mystérieuses affaires dont nul évènement ne peut les distraire. La dernière exposition de Roseline Granet vient de s’ouvrir par les soins de Darthea Speyer, plus que jamais ardente au combat et dont l’enthousiasme et le merveilleux accent font toujours accueillir les propos comme autant d’oracles delphiques. À certaines femmes, à certaines galeries dirigées par des femmes, l’art contemporain aujourd’hui doit encore beaucoup.

Au premier abord, devant les « Miroirs », les « Parapluies », le très étrange et inquiétant « Banquet », devant la « Tendre boite » et les statues feuillage de Roseline Granet, on peut hésiter et il ne manquera pas ici de mauvaises langues pour parler ici de sculpture littéraire, d’expressionisme poétique, ornemental et même féminin. C’est là un réflexe à la fois naturel et absurde.

Absurde dans la mesure où il ne prend en compte que le détail. Naturel, parce que notre éducation artistique a fait de nous depuis trente ans des puritains attentifs surtout aux problème-de la forme ,à l’ambition du concept, et pour lesquels tout ce qui est de l’ordre du sensible, du vécu, du vu n’est accepté que par le biais du rebut, du décalage onirico-descriptif ou de la dérision illustrative.

Rien de tel chez Roseline Granet. Certes elle n’est nullement indifférente aux problèmes de forme et les résout même avec une grande maitrise, comme le montrent la richesse très construite , l’étonnante intensité de ses petits formats (Gloire au rond, Voyage, Coucou), tirés en bronze à un seul exemplaire. Et quoi de plus serré que ces dessins si curieux, si personnels, où le motif est analysé, repris, localisé à travers plusieurs cercles qui le rendant à la fois très proche et lointain, donnent à la séquence, au rapport des plans, le foisonnement de grandes images de mémoire.

Douceur, angoisse, folie

Le cercle qui peut être aussi lentille, disque, tamis, bouclier d’amazone, est un peu l’emblème de Roseline Granet. Il signifie l’ordre comme il propose le jeu. L’ordre qui assure l’aplomb des sculptures, rythme les gestes des personnages. Le jeu, la fascinante incertitude du rayon lumineux qui accompagne l’entrée du visiteur inattendu, du danseur bondissant des coulisses pour ordonner le rite ou présider le sacrifice. Et tout cela si feuillu et presque confondu avec la végétation que l’on pense plus d’une fois à des statues champêtres envahies par les lianes, aux Vellédas moussues de jadis ou à ces personnages tout empanachés de ramures des ballets de l’époque baroque.

Un rite, un sacrifice disions nous. Voilà Le banquet qui évoque aussi bien une descente de croix ou la leçon d’anatomie d’un médecin fou qu’une liturgie cannibale, la manducation d’un dieu mort, une scène d’anthropophagie organisée par des bacchantes à visages crêtés de feuilles qui agitent des cymbales et disposent les plats pour le repas funèbre. C’est la mort d’Orphée, ce sont les mystères de Meudon, de ces grands parcs désertés par les dieux de la Fable et les mirages romantiques mais dont nous sentons bien qu’ils doivent avoir d’autres visiteurs que les oiseaux et les écureuils

Peu importe d’ailleurs le sens de ces images et même le sens que leur auteur leur donne. Audiberti disait « Ce que j’écris est une végétation aveugle dont le sens ne m’est pas donné. »

L’important est qu’elles existent. Roseline Granet nous parle, elle nous propose un monde qui est le sien, où la douceur côtoie l’angoisse et la folie, où les hommes et les arbres échangent des paroles confuses et fraternelles.

Est-ce à cause de toutes ces feuilles, de cette forêt partout présente, de l’inaccessible et mythique Meudon ? J’ai souvent pensé en regardant (longuement, ils en valent la peine) les bronzes et les plâtres de Roseline Granet à ces quelques lignes de Fureur et Mystère : « Jadis, l’herbe était bonne aux fous et hostile au bourreau. Elle convolait avec le seuil de toujours. Elle n’était dure pour aucun de ceux qui perdant leur chemin souhaitent le perdre à jamais »