JEAN  CLAIR

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S’il s’agit bien encore de sculpture, plus rien ici qui pèse ou qui pose. Au lieu du monument, un petit théâtre d’ombres gesticulantes et nerveuses qui fait défiler sous nos yeux les figures rapides de notre dissipation ou de notre enracinement. Equilibres et envols, élans, trébuchements et chutes scandent nos démarrages, nos abords et nos retours. Baladins, funambules, perchistes, moins théâtreux finalement que nous-mêmes, patients saltimbanques du quotidien.

Ces personnages secs et sarmenteux affichent ouvertement leur affinité matériologique avec les arbres dont ils recherchent la protection ou l’appui, la frondaison ou les branches hautes. Moins divinités dryades cependant que follets des vergers, ils rappellent, dans une vie livrée aux horaires et aux errances, la nécessité d’un centre. Ou bien désignent ils le jardin clos d’une enfance, où l’on retourne encore après tant de départs et de tribulations ?

Tout comme le musicien courbé sur son instrument se tient dans les sons qu’il produit, c’est un couple, un homme, une femme, tournés l’un vers l’autre, qui peut aussi offrir l’image rare d’un repos, d’un accord, d’une balance en équilibre et qui frémit à peine, d’une assiette enfin trouvée entre deux dérobades ou entre deux silences: miracle où le monde se fait soudain léger, délivré de la pesanteur des corps, de la longueur des jours, de la gravité des vies. Quoi de plus léger dans les bras qu’un corps qui s’abandonne à vous ? Quoi de plus lourd en revanche à porter que le même corps quand il ne se tient plus ? Les indications de la bascule sont dans ces occasions de peu de secours. L’art du sculpteur y voit un peu plus juste.

Parfois aussi, en quête de cet allègement que cherchent les amants et les équilibristes, consumées, évidées, creusées, brûlées au cœur, ces figures ne se présentent plus à nous que comme des enveloppes glorieuses ayant renoncé à toute incarnation. Comme de Marsyas ou de Saint Barthélémy, leur dépouille, tendue et mouillée, claque comme un linge. Ce sont les mêmes drapeaux déchiquetés qui claquaient déjà autour des personnages de Jacques Callot, de Salvator Rosa ou de Magnasco, gros d’une troupe agitée, mélancolique et fantasque, qui traverse les siècles et accompagne leurs turbulences. C’est un peu de son avant-garde égarée qui est venue jusqu’à nous dans les sculptures de Roseline Granet.