PIERRE BOUDREAU

1974

 

L’atelier de Roseline Granet

Je frappe à la porte, une voix familière me dit d’entrer, j’ouvre et de nouveau le miracle se produit : la sensation de se retrouver au théâtre. Après l’aspect prosaïque des rues de Clamart et d’Issy-les-Moulineaux, tout ici semble décor et fête. La lumière fuse de tous côtés, le plâtre règne, toutes ces nuances de blanc s’apostrophent, se charment et se chamaillent, c’est à qui aurait le dernier mot !

De prime abord nous sommes en pleine commedia dell’arte et j’ai l’impression d’être un intrus tombé au milieu d’une répétition. Les murs sont couverts de bas-reliefs, de rayonnages croulants sous le nombre de terres cuites, de plâtres polychromes, de cires sous lesquels sont entassées quantité impressionnante de sculptures de grande taille. Toutes ces œuvres entassées dans un sympathique désordre vous agressent, impérieuses et irascibles, elles clament à haute voix leur envie d’espace, leur besoin d’hommages. Formant cercle au centre de l’atelier des personnages grandeur nature sont groupés, assis, debout, certains récitent, d’autres chantent, bavardent, rêvent ou se remémorent des vies antérieures ; faisant bande à part dans un coin, toute une famille de petits bronzes jacasse à qui mieux mieux.

Mais instantanément le tintamarre s’arrête lorsque Roseline Granet s’avance pour m’accueillir, elle est calme et sereine, visiblement amusée par le dépaysement que je ne sais contenir. Elle porte d’étonnants vêtements transformés par des bavures de plâtre, de cire et de terre en une sorte d’armure; personnage moyenâgeux ou échappé du Coucou Bazar ? D’une visite à l’autre, elle se met à ressembler à ses sculptures.

Son sourire a mis fin à mon trac. Je me reprend et c’est d’un pas quasi ferme que je m’engage dans les sentiers insolites et magiques que nous propose Roseline Granet. D’abord ils nous conduisent au « vert château », à Sait Pierre. Saint Pierre est une vaste demeure estivale sur les falaises normandes, peuplée de souvenirs et de fantômes. A pas de loup nous entrons dans les greniers d’autrefois, lieux privilégiés, propices aux rêveries enfantines; un souple linceul de poussière harmonise les objets les plus divers, d’une lucarne on aperçoit une allée ensoleillée. Une fenêtre s’ouvre-t-elle, c’est toute une avalanche de souvenirs qui pèle, mêle s’en échappent, d’une main leste et savante Roseline Granet les rattrape au vol et les pique comme des papillons au chambranle, leur redonnant une vie nouvelle.

Dans le jardin les parfums rôdent, on laisse tomber un jouet, le regard effleure un rêve :c’est une douce folie amoureuse des ombres fraiches, des lieux secrets ou l’on peut divaguer à l’aise et en toute sécurité. Elle éventre les paniers d’osier des prestidigitateurs ambulants et de ces débris elle crée des espaces inquiétants, presque des temples dont l’entrée est défendue par une déesse abyssine, debout dans une pose séculaire ; s’il lui arrive de peindre ces sculptures c’est dans la panoplie des magiciens qu’elle choisira ses couleurs.

Ces musiciens rassemblés dans la clairière ont traversé champs et bois, ruisseaux et forêts pour se réunir, cueillant au passage feuilles, branches et tous les parfums du petit matin. Ils sont couverts de rosée. S’infiltrant a travers le feuillage, un pâle soleil les réchauffe, les tachetant d’ombre et de lumière. La nature repose encore, un léger brouillard se lève des étangs, tout est immobile et dans ce grand silence leur attitude, leur geste auront la qualité d’un rituel, deviendront musique silencieuse pour notre regard.

Avant d’arriver jusqu’à nous les magots vénitiens de Roseline Granet ont traversé des mers chaudes, de leurs escales au Cambodge ou en Inde ils ont ramené des masques sereins et mystérieux.

Je lui rend hommage de manier le plâtre avec tant d’ingéniosité, de fantaisie et d’amour ; elle le moule, le triture, le façonne de telle sorte qu’elle crée une variété infinie de matière et de formes qu’elle agence savamment avec audace et brio, laissant toujours sur son passage les traces de sa personnalité. Le plâtre, cette matière si noble qui s’effrite ou s’effondre à la moindre irritation, qui a tendance, comme certains insectes s’ils sont maltraités, à faire le mort, s’en porte bien, il semble tout rajeuni de cette rencontre.

Improvise-t-elle, ses sculptures palpitent de vie; dans une foule de petits bronzes à la cire perdue elle ouvre portes et fenêtres à sa fantaisie ; ses sculptures deviennent véritablement des jeux baroques où musiciens, personnages et décors sont incorporés dans des compositions spectaculaires ; un divertissement auquel avec beaucoup d’esprit elle sait conserver la fraicheur de son inspiration.

D’autres jours la trouvent plus grave, c’est alors qu’elle s’attaque à ces grandes œuvres d’échelle monumentale: le mur, la fenêtre,  l’opéra. On l’y retrouve nostalgique, plus secrète mais toujours avec son admirable désir de pousser plus avant son aventure. Son exubérance, sa fantaisie, sa prédilection pour ces juxtapositions de formes et de textures enfin, toute la poésie qui se dégagent de ses œuvres respirent une telle santé que dans un moment où de tous côtés des formes primaires, muettes et aveugles envahissent notre existence, elle nous rassure et nous donne envie de proclamer à l’instar du héros de Ionesco dans le Rhinocéros : je ne capitulerai pas…