PIERRE DUMAYET
1996
L’atelier
Côté gauche, quand on entre, il y a un monde fou: des personnes, des personnages, des personnages qui courent-grandeur naturelle. L’allure naturelle de leur course saisit celui qui va lentement, à pied. Ces personnes blanches – en plâtre – crient ou chantent: elles ont la bouche ouverte; on comprend aussitôt qu’on ne les entendra pas. Mais cette « bouche ouverte » générale, jointe à l’allure de leur course, fait vibrer le silence. « J’aime les groupes qui courent » dit Roseline.
Roseline se tenait du côté droit : elle arrive, la tête sous son chapeau. A droite, vers le fond, l’espace est plus calme: des cires qui attendent le fondeur. Un couple, des oiseaux et La rescapée. Roseline l’appelle La rescapée parce qu’elle a eu un terrible accident de structure. Roseline l’a trouvée un matin, toute défaite, décomposée. Un bras était tombé, net, en miettes. « J’aime bien la chute de mes sculptures » dit Roseline. Il faut comprendre: Roseline, chaque soir, n’espère pas trouver, le lendemain, une sculpture cassée. Mais l’idée qu’une sculpture puisse se casser, soit capable de se casser, la rend heureuse. Roseline. Sous entendu : une sculpture qui n’aurait pas – du tout – envie de se casser serait-elle une sculpture ? L’Être et le Néant d’une sculpture sont proches, très proches.
D’où les évidements, les ventres et les dos creux. Pour mémoire. Pour que ces êtres de plâtre ou de bronze ne se prennent pas pour des vivants. Par politesse, pas par pompe. « Le volume me gène dit Roseline. Le vide participe à la sculpture autant que le plein ».
Il n’y a pas de « pompe » ici. Là – je ne l’avais pas vu – il y a un homme allongé sur un fauteuil. C’est un plâtre. C’est Riopelle qui venait s’asseoir, cinq minutes. « Le rapport entre le fauteuil et un corps vivant », dit Roseline. Un fauteuil et un homme que Roseline aime beaucoup. Ils sont là, à droite en entrant. On ne les voit pas, dans un premier temps. On voit d’abord les gens qui courent. Après, après seulement : on voit un homme qui est assis. Qui est resté assis. Il peut bouger: il n’est pas en bronze. Il est en plâtre.
Pas loin de lui, un arbre en bronze. Je me retourne : je tombe sur un couple grandeur nature ou presque. A eux deux ils forment un oiseau, assis sur une patte, comme les bergers Peulhs s’asseyent sur une jambe. « j’aime beaucoup les couples », quand je regarde un petit bonhomme et une petite bonne femme s’embrassant, en cire, sous un grand parapluie. Roseline aime les parapluies, aime voir, -ce qu’elle a vu – un vrai couple, parapluie ouvert, s’embrasser sous la pluie.. Le parapluie, c’est le contraire d’un socle.
Mais le socle ? C’est une bonne chose. C’est le socle qui décide de la hauteur, de l’altitude d’une sculpture. On peut aussi se passer du socle, on peut « percher ». « C’est bien, dit Roseline, de pouvoir regarder une sculpture en l’air ». Roseline aime bien monter sur un tabouret pour travailler une tête. Une fois descendue, Roseline la voit « en l’air ».
Dans un coin, à gauche en entrant, parmi les gens qui courent il y a quatre statues, sur un socle. Seule la quatrième a la bouche ouverte. Les autres sont de vraies statues : elles ne mouftent pas.
Et à côté d’elles ! Je n’avais pas vu « le Fuyard ». Tout ce monde qu’il y a – qui court – m’empêchait de voir « le Fuyard ». C’est lui qui court le plus vite, pourtant(comme s’il avait des patins) ;Il cache son visage avec son bras. »Mais il fallait, dit Roseline, qu’on voit son visage ». Et on le voit, caché.
Face au Fuyard, je m’écarte. Je le laisse passer. Me souvenant de ce bras je regarde les autres bras : ils implorent. « C’est, me dit Roseline que j’aime beaucoup les bras en l’air ». Je la crois. « Il faut qu’il y ait, dit-elle, une intention et un peu autre chose. »
Je regarde les équilibristes, tout petits, merveilleux. Roseline raconte: pendant la guerre du Koweit, dit elle, les petits enfants venaient avec leur cassettes de cirque. À cause de la guerre il y avait la tension. Mais les cassettes montraient les trapézistes.
— S’ils sont petits c’est qu’on les voit de loin ?
— Ce qui est petit est vu de loin, dit Roseline.
C’est vrai : on ne peut pas s’approcher d’un trapéziste. Notre impotence est leur socle.
« Je n’aime pas, dit Roseline, que ce soit appuyé ».
Je me retourne vers les oiseaux. Ce sont des oiseaux pas humains pour deux sous. Les uns s’envolent, d’autres non.
— Tiens, dis je. Ils ne chantent pas ? Ils ne crient pas, eux ?
— Je ne sais pas, dit Roseline, faire un bec ouvert.
Tant mieux: si les oiseaux criaient, que diraient-ils ? Rappelons-nous, avec crainte, la phrase de Toussenel : « Un oiseau ne ment jamais »