ROLAND ROPARS

Entretien avec Roseline Granet

2006

L’atelier de Roseline Granet émerge à peine du brouillard sur les hauteurs de Meudon. Une porte de métal grise sépare ce petit hangar de la rue. Du temps que la banlieue était active, le lieu aurait pu abriter un petit atelier d’électronique ou de mécanique automobile. En réalité, ce fut longtemps le siège d’une fonderie, aujourd’hui déménagée. Désormais Roseline occupe l’entièreté de l’espace.

L’intérieur, impeccablement balayé, est du sol au plafond imprégné de la poussière du plâtre, jusque dans les anfractuosités des briques de ciment. Avec les mouvements des nuages et les variations de la lumière des nuances colorées apparaissent. On se croirait dans un tableau de Robert Ryman.

Sur la gauche, des rangées de sculptures, en résine ou en plâtre blanc, ordonnées en colonne, comme des guerriers de Xian, mais agitées, exaltées, avec parfois des feuilles dans les cheveux et des habits flottant au vent. A côté, sur des étagères, un bestiaire, en bronze, en résine, en plâtre, parmi lesquels beaucoup d’oiseaux, hiboux, merles, inséparables… Dehors, dans le jardin glacé, visibles au travers d’une verrière, un chien de cirque saute au travers d’un cerceau que lui tend son dresseur. Un grand cormoran perché sûr de son éternité, le tance de tout son mépris.

Au centre de l’atelier, Roseline, dans sa salopette de bleu de chauffe, penchée, curieuse, en quête de réaction, tourne autour d’une femme splendide, légèrement plus grande que nature, les membres en extension, le corps galbé, la tête tendue vers le ciel, le regard comme poussant l’oiseau qui jaillit de sa main. Je l’appelle l’envol. Elle s’appelle l’envol. Elle est l’envol. Elle est toute noire, de cette cire noire dont les restes, dans une casserole, sont encore visibles sur le petit réchaud près de la verrière.

Sur le mur d’en face, une autre femme, en plâtre cette fois, visible de dos, gravit les barreaux d’une échelle. Plus tard j’apprendrai que l’escalade sera beaucoup plus pénible que l’envol.

Hommes, femmes, animaux, tout bouge, s’avance, s’élance, saute, plonge, vacille, comme pour mieux s’intégrer à la vie. Roseline les laisse faire. Elle les a créés, élevés, les a poussés à l’envol. Elle les laisse agir, sous l’œil bienveillant, la puissance tutélaire, d’un grand Riopelle en bronze (de plâtre) quasi allongé dans son fauteuil club.

La prochaine exposition est là et les sculptures abondées dans le fond de l’atelier

La voix de Roseline est comme sa sculpture, animée. Les sons s’envolent, les mots jaillissent, ou plongent, puis se rattrapent, rechutent et s’élèvent à nouveau comme en triomphe, sans cesse remis en cause, avec la pesanteur.

QUESTIONS

Pourquoi avez vous décidé d’être sculpteur ?

Je n’ai jamais décidé d’être un sculpteur. Mais j’ai été très heureuse la première fois que j’ai fait de la sculpture, c’est à dire lorsque j’avais 18 ans. A l’époque j’étais dans l’atelier de Zadkine, sur le conseil de Vieira da Silva. Comme tous les élèves je faisais du Zadkine. C’était très mauvais.

Il n’y a pas de décision brutale. C’est parce qu’on y prend goût.

Quels sont vos premiers contacts avec les œuvres d’art ?

Je suis d’une famille cultivée. Ma mère aimait beaucoup la peinture, elle m’a entraînée dans les musées. Ma première passion a été un tableau de Gauguin. Je l’aimais pour le sujet : un cheval dans un paysage. J’en avais une affiche dans ma chambre. Le cheval était orange, il y avait aussi du bleu. J’avais 14 ans.

Le fait de sculpter est il pour vous un acte de culture ?

J’ai découvert la peinture moderne à New York. Je me suis cultivée par moi même à cette époque là. Et puis après, à « l’Art Student’s League » j’ai commencé à peindre. C’était tout à fait différent, c’était le début d’une aventure, une certaine volupté. C’était une démarche tout à fait différente et ça l’est toujours resté: il y a mon travail à moi et celui des autres. Je les aime beaucoup mais ce n’est pas moi. Ça n’est pas le moi profond.

Comment expliquez vous que votre œuvre, aussi bien vos animaux que les sujets humains, soit dédiée au mouvement ?

Je ne peux pas l’expliquer. C’est venu petit à petit vers les années 80. Avant c’était un peu figé. Puis c’est devenu perceptible que c’était ça que je cherchais. J’aime mettre mes sculptures dans des positions qui évoquent le mouvement. Mais le mouvement c’est toujours autre chose que ce que c’est, c’est le temps, ça n’existe pas en soi. Et puis il y a un moment où la sculpture se substitue au mouvement, se réfère à lui, le recrée.

De ce point de vue il n’y a guère de différence entre vos animaux et les sujets humains. Est-ce à dire que c’est la même vie, la même spiritualité qui les anime ?

Les bêtes c’est un peu plus simple. La figure humaine est plus difficile.

Le mouvement des bêtes, rien ne vient l’entraver. Un chat qui bondit, c’est le mouvement pur.

En plus j’adore regarder les animaux. Voir les oiseaux se bécoter, ça m’enchante. L’animal pour moi, c’est le mouvement. C’est l’existence même du mouvement. Il n’y a pas de dérisoire. Tout , le bonheur, le malheur, c’est le mouvement. Ce qui est vivant est en mouvement pour moi. Il n’y a pas de différence entre le gai et le tragique. Je ne sépare pas .La vie est gaie et triste à la fois. C’est l’émotion qui domine .L’émotion est indépendante de la réalité, de l’objectivité.

Pourtant ces corps voués à l’expression du mouvement, de la joie de vivre sont souvent creusés, maigres, presque tragiques ?

Je ne suis pas très tournée vers le volume. Je ne m’exprime guère dans le volume. En revanche j’aime travailler sur le rapport entre le plein et le creux, les mouvements d’ombre et de lumière. La cire est un matériau qui se prête assez au creux. J’ai toujours envie de couper mes personnages en deux, pour que le jour les traverse. moi je ne vois pas mes personnages en lambeaux : Ils ont des feuilles, des drapeaux, des oripeaux qui sont comme des substituts aux objets de la statuaire du 18ème siècle.

Mais on ne peux pas exclure l’idée du tragique: le couple est tragique, la solitude est tragique. Mais ce n’est pas le sujet. Le sujet, c’est le mouvement qui tient les deux personnages ensemble. Ce que j’aime dans les couples c’est une histoire plastique, une composition en mouvement, avec une réciprocité de mouvement, comme dans le tango. L’objet est de rendre perceptible le tango. Cela me fait penser à Matisse travaillant à la danse. Il écoutait de la musique de bastringue pour ressentir le mouvement dans son corps à lui. et il y a toujours cette idée de l’émotion à quoi je tiens beaucoup, qui est très démodée.

Justement, votre place est paradoxale

Très. Je suis attachée à la figure humaine mais de toutes façons la sculpture contemporaine n’existe plus. Je ne suis pas sensible aux installations. Les postures discursives sont lassantes.

La sculpture remonte à loin. On est tous anachroniques. Les sculpteurs sont des dynosaures en fait.

Quels sont les sculpteurs auxquels va votre admiration ?

Il y en a beaucoup. Giacometti a beaucoup compté pour moi, et Etienne Martin. Isabelle Waldberg aussi.

Actuellement ce sont Raymond Mason, Josef Erhardhy, Agnès Braquemont. Ils sont figuratifs.

Toute ma jeunesse il y avait le combat entre les figuratifs et les abstraits Moi mon panthéon est là.Le débat est dépassé.

Matisse disait qu’un jeune peintre doit d’abord se couper la langue pour ne pas avoir à parler de sa peinture. C’est une chose que j’aime chez Sam (Szafran). Comme Riopelle, il ne parle pas et ne fait pas de déclarations au sujet de ses œuvres.

Quelle est la vraie naissance d’une sculpture pour vous ? Comment expliquez vous le fait de réaliser de tout petits sujets et aussi de très grands formats ?

Il y a plusieurs étapes. Je tourne autour de la même chose souvent. Parfois j’introduis de nouvelles choses, comme pour le « Tango ». « L’envol » c’était l’idée d’une grande cire, d’une tension du corps.

Les thèmes se répètent chez moi à des tailles différentes. Quand c’est tout petit, il faut travailler énormément il faut que le mouvement soit vif. Avec les grandes intervient le volume qui se dilue un peu.

Quand vous créez un oiseau seul vous éprouvez le besoin de l’appeler « oiseau solitaire ». Est ce pour mieux signaler que les couples sont omniprésents dans votre œuvre ? Pourquoi ?

Il y a beaucoup de couples en effet, même chez les oiseaux, il y a un rapport entre eux. Ils s’aiment, discutent ou bien se donnent des coups.

La sculpture c’est très complexe. On croit résumer., mais on est toujours confronté à des échecs. J’ai un sentiment permanent d’échec, de choses que je ne domine pas. C’est peut être pour cela que j’ai continué.

Un jour Giacometti est venu ici, amené par Riopelle. Plus tard je l’ai revu à Montparnasse un soir.. J’étais jeune et lui très connu. Je vais le saluer et lui demande (bêtement) si ça va. « oh non, ça ne va pas,  peste t il , la sculpture c’est difficile. Et vous, la sculpture, ça va ?»  me demande t il.

Il avait raison. On n’y arrive jamais. En fait c’est un rêve pour moi, la sculpture, ça l’a toujours été. Je pense que c’est comme cela pour les autres, Poncet, Delphino. Tout le monde parle de son rêve.

C’est ce que Sartre tente d’expliquer à sa façon : « Après trois mille ans, la tâche de Giacometti et des sculpteurs contemporains n’est pas d’enrichir les galeries avec des œuvres nouvelles mais de prouver que la sculpture est possible. De le prouver en sculptant, comme Diogène en marchant prouvait le mouvement. »